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The article is taken from the July 2020 PSE newsletter.

https://www.parisschoolofeconomics.eu/en/la-lettre-pse-ecole-d-economie-de-paris/n39-newsletter-pse-july-2020/

Nicolas Jacquemet – Professeur à PSE et à l’Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne. Accéder à son site personnel ou à son profil LinkedIn

Bien que leurs montants soient considérables, les pertes de recettes que représente la fraude fiscale n’en resteraient pas moins un problème « superficiel » si elles se traduisaient uniquement par une diminution des recettes de l’Etat. Il suffirait en effet de tenir compte de la fraude dans la détermination des taux de taxes pour suppléer à de telles conséquences purement budgétaires. Outre qu’une telle hausse des taux de taxe peut affecter les comportements économiques (car la taxation tend à affaiblir les incitations liées à la rémunération des activités productives), la fraude fiscale soulève cependant de réelles difficultés.

Pratiquée inégalement dans la population, elle se traduit alors par une subvention des contribuables honnêtes au profit de ceux qui se soustraient à leurs obligations fiscales. Pratiquée inégalement en fonction des secteurs d’activité ou des caractéristiques individuelles des contribuables, elle contrarie alors les objectifs qui président à l’élaboration du système de taxation en termes notamment de redistribution (si, par exemple, la fraude est inégalement pratiquée en fonction du niveau de revenu) et de réallocation des activités de production (si un secteur est fortement taxé afin de contenir son expansion, mais se prête plus facilement que d’autres à la fraude).

APPROCHE COMPORTEMENTALE DE LA FRAUDE FISCALE
Malgré ces conséquences importantes sur le fonctionnement de l’économie, la fraude fiscale est longtemps restée un sujet difficile à aborder pour les économistes. D’abord, elle échappe à l’observation du chercheur en même temps qu’elle se dissimule des autorités : l’analyse empirique de son ampleur, de ses déterminants et de la manière dont différents dispositifs l’affectent est très limitée, car seuls sont observés les comportements de fraude qui sont détectés. Sur le plan théorique, ensuite, l’application simple du calcul coût-bénéfice auquel est supposé se livrer le contribuable « rationnel » conduit à un paradoxe : contrairement à une idée largement répandue, les bénéfices de la fraude fiscale sont tellement élevés, et le risque de sanction est tellement faible, que la fraude fiscale est étonnement limitée dans l’ensemble des économies développées. Plutôt que la fraude fiscale qui en constitue le pendant, c’est donc la disposition à payer l’impôt qu’il convient d’expliquer pour en comprendre les déterminants.

Ce double défi que posent les décisions de fraude fiscale à l’analyse économique n’a pu être relevé que très récemment, grâce à l’émergence conjointe d’une nouvelle approche, l’économie comportementale, qui s’appuie sur la psychologie pour mieux comprendre les comportements économiques ; et d’une nouvelle méthode, l’économie expérimentale (1), qui permet d’étudier empiriquement les comportements économiques au sujet desquels il est difficile de collecter des données réelles.JPEG - 90.7 kb

DÉTERMINANTS INDIVIDUELS DE LA FRAUDE FISCALE : DES « MONSTRES » ET DES « SAINTS » ?
Les recherches permettant de comprendre les raisons pour lesquelles la fraude fiscale est si limitée se sont d’abord tournées vers la psychologie de la moralité. Nos travaux (2) en résument les principales conclusions à partir d’une synthèse portant sur plus de 70 études dont les protocoles sont suffisamment proches les uns des autres pour que leurs résultats soient comparables. La leçon qui émerge de l’ensemble de ces études est que certaines caractéristiques sociodémographiques, telles que l’âge ou le sexe, ou personnelles, telles que mesurées par les échelles développées en psychologie afin de décrire les traits de personnalité (3, 4), recouvrent bien une partie de l’hétérogénéité dans les déclarations fiscales observées en laboratoire. Une large part de cette hétérogénéité reste cependant inexpliquée, ce qui suggère que la moralité intrinsèque des personnes qui s’y livrent n’est pas toujours décisive dans l’adoption de comportements moraux.

Une explication souvent avancée d’une telle absence de déterminisme des caractéristiques individuelles sur les comportements est que la personnalité et l’identité individuelle affecteraient principalement l’intention d’adopter un comportement particulier. Mais cette intention n’induit pas nécessairement une action : l’un des facteurs cruciaux du passage à l’action est le contexte dans lequel les décisions sont prises, qui peut conduire des « saints » à se comporter comme des « monstres », et inversement.

LA BANALITÉ DU BIEN : L’INFLUENCE DU CONTEXTE SUR LA « MORALE » FISCALE
Un vaste ensemble de recherches en psychologie sociale montre en effet qu’une même personne peut, suivant le contexte, être amenée à prendre des décisions qui servent ou desservent le bien commun. L’attitude positive qui préside à des actes généreux est d’ailleurs sensible à des détails parfois futiles – certaines études suggèrent ainsi que la volonté d’aider une autre personne totalement inconnue est beaucoup plus grande lorsque flotte une douce odeur de croissants chauds émanant d’une boulangerie située à proximité. Le simple fait d’être exposé à cette bonne surprise fait plus que doubler la proportion de gens qui décident d’aider le pauvre passant malchanceux. Appliqués à l’évasion fiscale, ces résultats impliquent que faire appel à la moralité des contribuables, leur rappeler les conséquences sociétales désastreuses de la fraude fiscale, et invoquer leur sens des responsabilités peut n’avoir que peu d’effet sur une décision qui, pour une large frange de la population, est susceptible de basculer vers des comportements de fraude pour des raisons externes.

LA FRAUDE FISCALE SOUS SERMENT : QUELS CONTRIBUABLES TIENNENT LEURS ENGAGEMENTS ?
La théorie de l’engagement en psychologie sociale montre que la décision est un élément central de contexte : le facteur déterminant pour expliquer l’adoption d’un comportement n’est pas l’ensemble de raisons (bonnes ou mauvaises) qui ont conduit à la prendre, mais le fait d’avoir décidé. Tout se passe comme si le décideur était désormais lié à sa décision : les actes passés produisent un engagement, un « lien qui unit l’individu à ses actes », qui se traduit par des comportements ultérieurs cohérents avec cette première action.

Dans un article récent (5), nous utilisons une expérience en laboratoire pour comprendre quels sont les effets d’un tel engagement sur l’évasion fiscale, et par quel canal il affecte les décisions de déclaration de revenu. Nous observons que l’engagement (qui prend la forme d’un serment sur l’honneur à dire la vérité) conduit à une augmentation massive du montant d’impôt collecté. Cet effet est cependant concentré sur un sous-ensemble très particulier de contribuables : les fraudeurs convaincus, qui dissimulent l’intégralité de leur revenu, et les contribuables scrupuleux, qui en déclarent l’intégralité, sont tout autant insensibles à l’engagement. Seuls réagissent à l’engagement les contribuables dont les décisions en son absence se porteraient sur des choix intermédiaires qui ne correspondent ni à une préférence forte pour la fraude, ni à une préférence forte pour l’honnêteté.

Les outils non monétaires de la politique fiscale fondés sur l’engagement tirent ainsi leur efficacité de leur capacité à faire basculer vers les comportements socialement appropriés les contribuables dont les écarts de comportement sont hasardeux plutôt que délibérément et consciemment choisis. Ces outils constituent un levier efficace, et dont la mise en place est peu coûteuse, pour discipliner les fraudes « communes » commises par légèreté ou négligence. Ces mêmes outils semblent en revanche inefficaces sur les actes de fraude qui relèvent de décisions délibérées et mûrement choisies, contre lesquelles seuls des dispositifs de sanctions et de détection sont efficaces. En ce sens, les incitations non monétaires fondées sur l’engagement et les outils traditionnels de la politique fiscale sont complémentaires et ciblent des types de fraude radicalement différents.

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Références :
(1) Jacquemet N., Le Lec F., L’Haridon O. (2019). Précis d’économie expérimentale. Economica, collection “Economie et Statistiques Avancées”.
(2) Jacquemet N., Luchini S., Malézieux A. (2020). Comment lutter contre la fraude fiscale? Les enseignements de l’économie comportementale. Opuscule du CEPREMAP n°53, Editions rue d’Ulm.
(3) Jacquemet N., Luchini S., Malézieux A., Shogren J.F. (2019). A psychometric investigation of the personality traits underlying individual tax morale. The B.E. Journal of Economic Analysis and Policy, Vol. 19(3).
(4) Jacquemet N., Luchini S., Malézieux A., Shogren J.F. (2017). L’évasion fiscale est-elle un trait de personnalité ? Une évaluation empirique des déterminants psychologiques de la « morale fiscale ». Revue Economique, Vol. 68(5), pp. 809-82.
(5) Jacquemet N., Luchini S., Malézieux A., Shogren J.F. (2020) Who’ll stop lying under oath? Empirical evidence from Tax Evasion Games, European Economic Review, Vol. 20, pp. 103369.