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The article is taken from the April 2021 PSE newsletter.

https://www.parisschoolofeconomics.eu/en/la-lettre-pse-ecole-d-economie-de-paris/n42-newsletter-pse-april-2021

Marc Fleurbaey – Professeur titulaire d’une chaire à PSE, Directeur de recherche au CNRS. Accéder à son site personnel ou à son compte Twitter

Les questions de sondage sur le bien-être de chacun, telles que les questions sur le bonheur et la satisfaction dans la vie, sont de plus en plus utilisées dans les travaux empiriques en économie. La plupart des applications des données obtenues traitent les réponses à l’enquête comme une mesure directe du bien-être. Cependant, selon les cas, ces usages renvoient explicitement ou non à différentes notions de bien-être. Dans certaines applications, les données sont supposées donner de l’information sur les préférences qui seraient révélées par des choix bien informés et délibérés. Cela signifie que cette information est prospective, contenant des anticipations sur le futur, et qu’elle incorpore toute préoccupation pour les autres que les individus pourraient avoir lorsqu’ils font de tels choix. Cependant, dans d’autres applications, ces mêmes données sont traitées comme une mesure du bien-être personnel instantané, ce qui exclut les anticipations et les considérations allant au-delà du cercle familial étroit.

DE PREMIÈRES HYPOTHÈSES SUR LES INDICATEURS DE BIEN-ÊTRE
Qu’en est-il donc, en réalité ? La réponse à cette question est essentielle pour l’interprétation des résultats existants. Pourtant, malgré le caractère fondamental de ces hypothèses, à ce jour, peu d’analyses théoriques et de preuves empiriques sont disponibles pour les évaluer. Notre travail offre deux contributions (1). Dans une première partie, nous adaptons un cadre théorique simple de modélisation économique pour clarifier les différentes hypothèses que les chercheurs peuvent faire efficacement lors de l’utilisation des données de bien-être dans les applications. Nous utilisons ce cadre pour réinterpréter plusieurs classes d’applications existantes, montrant ce qui peut et ne peut pas être appris à partir des données sous différentes hypothèses.

Par exemple, dans les applications économiques, les chercheurs estiment souvent une équation du bien-être actuel comme fonction du revenu courant et de la situation dans un aspect de la qualité de vie – tel que le statut dans l’emploi. La valeur monétaire de cet aspect est calculée par un rapport des coefficients qui indique quelle variation du revenu aurait le même effet sur le bien-être qu’une variation de la qualité de la vie. Nous montrons que l’interprétation théorique de ce rapport empirique dépend de l’interprétation des données en matière de bien-être. Ainsi, si les données mesurent le bien-être instantané, alors, le « coût en euros du chômage » estimé est un coût ponctuel. Par contre, si les données représentent le bien-être sur toute une vie, alors, il s’agit d’un coût annuel – donc le coût total sera plusieurs fois plus élevé. L’interprétation de ces données est donc importante pour l’utilisation des résultats en termes d’analyse coût-bénéfice

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L’ÉVALUATION DU BIEN-ÊTRE : DES DIFFÉRENCES D’INTERPRÉTATION SELON LES RÉFÉRENCES
Dans la deuxième partie de l’article, nous apportons un éclairage empirique sur ce sujet : nous menons une enquête aux États-Unis où les répondants sont amenés à faire un travail d’introspection et à expliquer comment ils ont construit leurs propres réponses parmi huit questions de bien-être, et à quelle référence de temps et de cercle social ils ont pensé à ce moment-là. Un premier résultat de cette enquête montre que les différences de formulation des questions peuvent largement orienter les cadres de référence des répondants. De façon inattendue, une question inédite – testée pour la première fois dans ce questionnaire – sur « votre bien-être personnel » est celle qui amène les répondants à se concentrer le plus sur le moment présent. De façon également non anticipée, nous trouvons que la question dite de Cantril (2) les porte davantage à penser à leur situation strictement personnelle que pour les autres questions sur l’évaluation de la satisfaction et du bonheur.

Un autre résultat principal montre que les différences sur l’évaluation du bien-être déclarée entre sous-groupes démographiques sont, dans certains cas, associées au cadre de référence spatial ou au cercle social auxquels pensent les répondants. Cela signifie qu’en corrigeant ces différences d’interprétation des questions par les répondants, les différences d’évaluation seront atténuées ou amplifiées. En particulier, nous trouvons que l’augmentation du bien-être à des âges plus avancés – associée à la forme en U du bien-être avec l’âge, une observation bien connue dans la littérature spécialisée (3) – est en partie due au fait que les références en matière de cercle social deviennent de plus en plus centrées sur la famille au cours du temps, et est fortement atténuée après correction pour cet effet. De la même façon, les différences entre hommes et femmes – à l’avantage de ces dernières – sont réduites avec une telle correction. En revanche, les différences entre blancs et non-blancs, ou entre chômeurs et employés, sortent renforcées de ces corrections.

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UNE REMISE EN QUESTION DES MESURES D’ENQUÊTES
La principale conclusion que nous tirons de ce travail est double. D’une part, l’hétérogénéité entre les répondants dans la façon dont ils interprètent les questions de bien-être – en matière de cadre temporel et de cercle social – appelle à la prudence en matière d’utilisation de ces données. D’autre part, la sensibilité des répondants à la formulation des questions devrait amener les chercheurs et les utilisateurs de ces données – notamment, les responsables politiques – à envisager de concevoir des questions moins ambiguës pour obtenir une information la plus précise possible. La plupart des questions présentes dans les enquêtes sur l’estimation du bien-être ont été conçues il y a plus d’un demi-siècle. Il est sans doute temps de les revoir pour en améliorer la pertinence.

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Références :
(1) Daniel J. Benjamin, Jakina Debnam Guzman, Marc Fleurbaey, Ori Heffetz, Miles Kimball (2021), “What Do Happiness Data Mean? Theory and Survey Evidence”, NBER Working Paper 28438
(2) L’échelle de Cantril (1965) est un instrument de mesure de la satisfaction de la vie d’un sujet consistant à évaluer celle-ci sur une échelle de 0 à 10.
(3) On observe que le bien-être déclaré dans ces enquêtes a tendance, en général, à baisser avec l’âge, toutes choses égales par ailleurs, jusque vers 50 ans, puis remonte ensuite.