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Marc Fleurbaey* et Christy Leppanen

Cet article a été initialement publié dans l’édition de septembre 2021 des 5 articles…en 5 minutes.

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Les calculs du bien-être social dont les économistes, universitaires et autres praticiens font usage tiennent pour référentiel l’être humain et déterminent la valeur des écosystèmes par les services que ces systèmes rendent à la population. Par cette approche anthropocentriste, il est en principe possible d’établir de solides normes de gestion vertueuse de l’environnement. Néanmoins, ses fondations philosophiques n’en sont pas moins contestables. De quel droit l’espèce humaine s’arroge-t-elle le privilège d’être la seule source de valeur sur terre ? Les experts reconnaissent généralement les valeurs non-anthropocentriques des services écosystémiques. Les travaux de MAES (1) de l’UE soulignent que « la nature a une valeur intrinsèque qui dépasse la seule utilité que peut en tirer l’espèce humaine », bien que cette mention ne figure plus dans les plus récents documents. L’IPBES, dans son rapport de 2019 (2), parle de la valeur intrinsèque de la nature, parallèlement aux contributions qu’elle apporte à l’espèce humaine et à une qualité de vie acceptable. Néanmoins, il reste à établir un cadre permettant d’effectuer un arbitrage entre ces différentes valeurs, notamment pour éclairer la prise de décisions.

Dans cet article, Marc Fleurbaey et Christy Leppanen s’interrogent sur la possibilité d’éliminer l’anthropocentrisme des calculs du bien-être. Le premier enseignement de ce véritable saut dans l’inconnu est le suivant : les comparaisons inter-espèces de bien-être ne diffèrent pas, en substance, des comparaisons intra-espèces de bien-être. Dans les deux cas, il est nécessaire de prendre en compte les différences entres les organismes individuels en matière de besoins, capacités, personnalités et de préférences. Il est vrai, cependant, que la plus grande variabilité de ces caractéristiques entre les espèces constitue une difficulté considérable.

Dans leurs travaux, les auteurs battent en brèche le principe répandu dans la littérature selon lequel le niveau de bien-être est le même pour tout organisme, une fois atteint son plein potentiel. Cette approche ne prend pas suffisamment en compte la réalité des inégalités capacitaires (certaines espèces ont une espérance de vie plus courte que d’autre, ce qui devrait être reconnu comme un désavantage). Ils proposent et défendent deux principes éthiques essentiels : tout d’abord, un organisme dont les capacités et les réalisations sont plus faibles qu’un autre à un niveau de bien-être inférieur. Certaines différences doivent donc être traitées comme des inégalités. Deuxièmement, un organisme spécialisé dans certaines fonctions (mobilité, cognition, émotions) sera d’autant plus avantagé qu’il privilégie ces fonctions dans sa hiérarchie de préférences. Le second principe implique que lorsque deux organismes sont spécialisés dans des fonctions très différentes et que leurs préférences coïncident avec leurs spécialisations, ils jouiront d’un niveau de bien-être élevé selon cette approche.

Les auteurs espèrent que ces travaux engendreront un nouveau champ de recherche à la croisée de la biologie, de l’économie et de la philosophie, et qu’il sera le terrain fertile de concepts et méthodes pratiques permettant d’évaluer et de comparer, dans un cadre analytique commun, le bien être de différents organismes, dont les êtres humains. Le cloisonnement universitaire des études du bien-être animal et du bien-être social (c.-à-d. humain) est une forme d’apartheid intellectuel qui ne peut résister à l’examen éthique. De plus, il n’est pas exclu que cette séparation soit contreproductive. En effet, la plupart des théories portant sur le bien-être humain se fondent sur des individus aux capacités standards jouissant d’un large accès au marché. Des théories plus inclusives sont à rechercher.

(1) (Mapping and Assessment of Ecosystems and their Services, évaluation des écosystèmes et des services écosystémiques)

(2) IPBES (2019) : Global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. E. S. Brondizio, J. Settele, S. Díaz, and H. T. Ngo (editors). IPBES secretariat, Bonn, Germany. 1148 pages. https://doi.org/10.5281/zenodo.3831673

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Références

Titre original de l’article : Toward a theory of ecosystem well-being

Publié dans : Journal of Bioeconomics (2021)

Disponible via : https://link.springer.com/article/10.1007/s10818-021-09315-x

* Chercheur PSE